Image tirée du film Un autre monde (2022)

Entrevue avec le réalisateur Stéphane Brisé et l’acteur Vincent Lindon pour la sortie du film Un autre monde

En 2015, le Français Stéphane Brizé réalisait avec brio La Loi du marché, un film sur la cruauté du capitalisme sauvage relatant comment un chômeur décroche un poste d’agent de sécurité dans un supermarché. Trois ans plus tard, il récidivait avec En guerre, un brûlot s’intéressant à la lutte d’un chef syndicaliste qui apprend la fermeture prochaine de l’usine où il travaille. Cette année, Brizé conclut sa trilogie sur le travail avec Un autre monde, une œuvre explorant avec réalisme les conditions de travail, cette fois-ci du point de vue d’un cadre sous pression qui doit faire des mises à pied justifiées par l’appât indécent du rendement des actions de l’entreprise. Tête d’affiche des trois longs métrages, Vincent Lindon personnifie Philippe Lemesle, le cadre supérieur chargé d’appliquer des coupures de personnel au même moment où le couple qu’il forme avec Anne (jouée par Sandrine Kiberlain) est au bord du divorce. Rencontre avec deux artistes, Brizé et Lindon, portés par le désir de faire du cinéma engagé dans la France d’aujourd’hui.

Crédit photo : Julien Millet

Peut-on dire qu’avec En guerre et La Loi du marché, Un autre monde complète une sorte de trilogie offrant trois différents points de vue sur une problématique aussi large qu’inquiétante?

Stéphane : Ces trois films sont liés et se sont construits sur des témoignages de gens que j’ai rencontrés et qui ont vécu ce genre de situations, menaces de mises à pied ou de fermeture. Cette fois-ci, ce sont des cadres qui témoignent de la violence professionnelle et aussi de ses effets sur leur vie familiale, on parle de divorce évidemment. Ça me semblait essentiel de mettre ce dernier aspect aussi en scène. Dans Un autre monde, la question centrale est bâtie autour du courage. Dans le milieu du travail, le courage, c’est de faire quelque chose qu’on doit faire et qu’on n’a pas envie de faire, soit des mises à pied. Puis, dans la vie intime de Philippe, sa femme, en le quittant après 25 ans de vie commune, répond par son action à l’autre définition du courage, soit de s’extraire d’une situation qui nous fait souffrir.

Vincent, accepter d’être la tête d’affiche de ce troisième film, c’était une évidence?

Vincent : J’ai accepté, car l’histoire me bouleversait et que j’ai eu envie d’être ce personnage pour la question fondamentale qu’il doit résoudre qui est : suis-je à la hauteur de ce qu’on me demande de faire où c’est la demande qu’on me fait qui est folle? Pour incarner ce personnage, il fallait maîtriser le langage du travail, car Philippe s’y consacre entièrement et y a même sacrifié sa vie de couple. Jouer dans les trois films sous des perspectives différentes, c’est une chose rare au cinéma pour un acteur. Chaque long métrage est venu compléter l’autre pour mieux explorer toutes les franges de la société. Stéphane est à la France ce que les Dardenne sont à la Belgique et Ken Loach à l’Angleterre. Il donne de la visibilité à ceux qui n’ont pas droit de parole.

Stéphane : Je dois ajouter que Vincent peut jouer n’importe quel rôle, que ce soit un pompier, un maître nageur, un gardien de sécurité, un patron ou encore un chef syndicaliste. C’est émouvant d’assister à ça, car chaque fois on y croit. Ça demeure un mystère pour moi, mais Vincent peut transcender la classe sociale dont il est issu et ça, ce n’est pas donné à tous. Il porte en lui toutes les classes sociales à la fois et toutes les fractures qu’elles comportent.

Stéphane est à la France ce que les Dardenne sont à la Belgique et Ken Loach à l’Angleterre.

Vincent Lindon

En 2009, vous aviez dirigé Sandrine Kiberlain et Vincent dans Mademoiselle Chambon. Vous aviez envie de les réunir à nouveau au grand écran?

Stéphane : Oui. Dans nos échanges récents, on se disait que ce serait bien de retravailler ensemble tous les trois. Le film le permettait. Ce sont deux grands acteurs et le scénario se prêtait à leurs retrouvailles.

Vincent : Il faut aussi préciser que bien que nos personnages forment un couple qui se sépare, on ne s’accroche pas à ce qu’on a vécu personnellement ensemble. On est rendu ailleurs depuis longtemps. Ç’aurait été pareil avec une autre comédienne et là je ne parle pas du talent de Sandrine qui est immense.

Et la suite des choses pour vous deux?

Stéphane : Je travaille actuellement sur les effets du COVID (sic) sur le milieu de l’emploi. On se sert déjà de cette crise inattendue pour sacrifier des employés. Je veux également aborder le fait que même dans le secteur public maintenant, on dirige de la même façon qu’au privé. L’État se désengage au profit du libéralisme. Ça a des impacts sur les salariés et ça crée une société inégalitaire générant violence et pauvreté, partout dans le monde. C’est suicidaire pour notre humanité. Il y a une forme d’ironie dans tout ça. On a cru un moment, au début de la pandémie, qu’il y avait un monde à réinventer, on s’est mis à rêver et finalement, au contraire, on s’est retrouvé plus que jamais dans le monde d’avant.

Vincent : Depuis un an, ça a été incroyable côté tournages et sorties. À Cannes, l’an passé, Titane a gagné la Palme d’or, puis je me suis retrouvé à la Mostra de Venise avec le film de Stéphane. Ensuite, ce sera Berlin avec la présentation du nouveau long métrage de Claire Denis où je joue avec Juliette Binoche (Avec amour et acharnement). Je ne peux demander mieux. |

NDLR : Vincent Lindon a de plus présidé le jury du plus récent Festival de Cannes, en mai dernier.

Cette entrevue a été réalisée dans le cadre des Rendez-vous du cinéma 2022 d’UniFrance.

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