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Entrevue avec Meryam Joobeur

Crédit photo : La maison de production Midi la nuit

Entrevue avec la cinĂ©aste Meryam Joobeur pour la sortie du film LĂ  d’oĂč l’on vient.

Dans le cadre de la sortie du premier long mĂ©trage de Meryam Joobeur, LĂ  d’oĂč l’on vient, MonCinĂ© a eu l’occasion de s’entretenir avec la cinĂ©aste canado-tunisienne. Son film a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© en compĂ©tition Ă  la Berlinale 2024 et, en octobre dernier, il a remportĂ© le prix du meilleur film canadien au Festival international du film de Windsor.

Votre court mĂ©trage Brotherhood, sorti en 2018 et qui sert d’inspiration Ă  votre nouveau film, s’est distinguĂ© en rĂ©coltant les prix du meilleur court au TIFF de Toronto et au gala QuĂ©bec CinĂ©ma. Il avait Ă©tĂ© aussi nommĂ© aux Oscars. Comment aviez-vous vĂ©cu cette annĂ©e folle ?

Tout ça a Ă©tĂ© une Ă©norme surprise (rire). Personne de l’équipe ne s’attendait Ă  ce que le film trouve autant Ă©cho chez les cinĂ©philes. C’était trĂšs Ă©mouvant et inspirant qu’une histoire Ă  propos d’une famille de la Tunisie rurale puisse rĂ©sonner dans diffĂ©rentes cultures. Ce succĂšs a vraiment concrĂ©tisĂ© pour moi le pouvoir d’une histoire et son impact en faisant le pont entre diverses cultures. C’est ce sens le plus important que cette trajectoire m’a donnĂ©.

Qu’est-ce qui vous a donnĂ© le goĂ»t de revisiter le thĂšme de la radicalisation pour ce premier long mĂ©trage ?

Curieusement, le long mĂ©trage n’était pas une rĂ©action au succĂšs du court. En fait, j’ai eu l’idĂ©e pour ce film pendant que je tournais Brotherhood. Le point de vue de celui-ci est plus centrĂ© sur la rĂ©action du pĂšre. Mais je trouvais intĂ©ressant d’éventuellement voir celui de la mĂšre. Donc, l’idĂ©e pour LĂ  d’oĂč l’on vient est venue assez instinctivement. Je l’ai partagĂ©e avec mon directeur photo, Vincent Gonneville, un collaborateur depuis mes dĂ©buts en cinĂ©ma, et il Ă©tait trĂšs excitĂ© par cette proposition. L’enthousiasme de Vincent sert souvent de test dĂ©cisif quant Ă  savoir si je fais un projet ou non (rire). Par sa rĂ©action positive, je savais donc que je tenais quelque chose de potentiellement intĂ©ressant.

Qu’est-ce qui reprĂ©sentait le plus grand dĂ©fi dans l’écriture de votre scĂ©nario ?

Je dirais que le plus grand dĂ©fi est en lien avec la crĂ©ation et ton dĂ©sir de faire de l’art. Quand tu es dans la crĂ©ation, tu dois puiser Ă  l’intĂ©rieur de toi-mĂȘme. Et les thĂšmes que j’explore dans le film sont assez confrontants, que ce soit la part d’ombre que le monde porte en lui ou celle que les autres possĂšdent. Pour Ă©crire tout ça de maniĂšre authentique, il a fallu que je confronte ces choses dans ma propre vie. Je pense que c’est ce qui a reprĂ©sentĂ© mon plus grand dĂ©fi. J’ai rĂ©alisĂ© que pour grandir, il faut confronter la noirceur pour trouver la lumiĂšre. Aujourd’hui, je l’ai acceptĂ© comme un Ă©norme cadeau, mais quand je le vivais, c’était un Ă©norme dĂ©fi.

Qu’est-ce qui vous a le plus surprise dans la rĂ©alisation de votre premier long mĂ©trage ?

De constater que le processus est vraiment plus long et plus exigeant (rire). Et, aussi, de voir Ă  quel point on change en cinq ans, tout comme les membres de l’équipe du film. J’ai appris Ă  quel point la communication est primordiale sur une production de cette ampleur (rire). Celle-ci doit reprĂ©senter 80 % de ton temps et, si tu es chanceux, les 20 % restants sont dĂ©diĂ©s Ă  la crĂ©ation (rire). Mais il est vraiment important de parler aux gens qui t’entourent. Ça, c’est quelque chose qu’on n’enseigne pas vraiment dans les cours de cinĂ©ma (rire).

Pour ce nouveau film, vous faites Ă  nouveau appel aux jeunes frĂšres Mechergui qui jouaient dans Brotherhood. C’était important pour vous de retravailler avec eux et comment les avez-vous trouvĂ©s Ă  l’origine ?

J’ai rencontrĂ© Chaker et Malek par hasard pendant un voyage que je faisais avec Vincent Gonneville en Tunisie. Nous Ă©tions dans le nord du pays et nous les avons croisĂ©s sur le bord de la route. J’ai tout de suite Ă©tĂ© captivĂ©e par leurs visages. Je voulais les prendre en photo, mais, timides, ils ont refusĂ©. Par contre, cette rencontre m’a habitĂ©e longtemps, tout comme Vincent. C’était avant l’écriture de Brotherhood. Quand je me suis mise Ă  la scĂ©narisation, j’ai pensĂ© Ă  eux et je me suis dĂ©cidĂ©e Ă  aller Ă  leur rencontre. Mais on ne savait ni leurs noms ni oĂč ils vivaient ! Finalement, nous avons rĂ©ussi Ă  les retrouver. Dans le scĂ©nario, j’avais Ă©crit le personnage du troisiĂšme jeune frĂšre. Quand nous sommes arrivĂ©s Ă  leur maison, le premier qui est venu Ă  notre rencontre est Rayenne, leur jeune frĂšre; je ne savais mĂȘme pas qu’il existait. Quel coup du destin !

« Je voulais que ce film soit une expĂ©rience immersive pour le spectateur. Je cherchais une façon de l’amener Ă  pĂ©nĂ©trer dans l’univers de cette famille paysanne tunisienne. »

Comment ont-ils rĂ©agi Ă  votre proposition de jouer dans votre film ?

Ils ont trouvĂ© ça trĂšs Ă©trange (rire). Évidemment, ils ne se souvenaient pas de nous. En fait, leur oncle, qui Ă©tait prĂ©sent, semblait plus excitĂ© par la proposition et il tentait de les convaincre. Je leur ai dit que nous revenions dans six mois et qu’ils pouvaient prendre ce temps pour y rĂ©flĂ©chir. Quand je suis revenue, il a fallu obtenir la confiance et l’autorisation de leur pĂšre. Heureusement, tout a fonctionnĂ© et le tournage s’est vraiment bien dĂ©roulĂ©. Je peux clairement affirmer que cette expĂ©rience a Ă©tĂ© un apprentissage pour tous et qu’il m’a autant apportĂ© de leçons de vie Ă  moi qu’à eux. Je suis assurĂ©ment devenue une meilleure rĂ©alisatrice grĂące Ă  cette rencontre. Donc, quand est venu le temps de tourner LĂ  d’oĂč l’on vient, je voulais les reprendre comme acteurs, tout comme ceux qui jouaient leurs parents dans Brotherhood. La comĂ©dienne Salha Nasraoui, qui interprĂšte la mĂšre, a mĂȘme participĂ© activement Ă  l’élaboration de l’histoire. En fait, nous avons fonctionnĂ© beaucoup comme une troupe de thĂ©Ăątre, explorant le jeu avec les acteurs avant le tournage. Nous avons travaillĂ© ensemble en Ă©troite collaboration. Je ne suis pas simplement arrivĂ©e vers eux avec un scĂ©nario. Et le fait que nous nous connaissions maintenant depuis plusieurs annĂ©es a contribuĂ© Ă  tisser des liens de confiance trĂšs Ă©troits entre nous. Je crois que cette connexion se ressent Ă  l’écran.

Qu’apportent les acteurs Salha Nasraoui et Mohamed Grayañ à vos films ?

Ils sont tous deux des acteurs incroyables. Et ils sont aussi trĂšs gĂ©nĂ©reux. J’aimais cette idĂ©e d’intĂ©grer des non-acteurs comme les frĂšres Mechergui Ă  des comĂ©diens professionnels.

La comĂ©dienne Dea Liane, qui interprĂšte la mystĂ©rieuse femme voilĂ©e Reem, est au cƓur d’une scĂšne Ă©motionnellement difficile. Comment Ă©tait-ce pour vous, en tant que femme, de tourner une telle sĂ©quence ?

D’abord, Dea offre une prestation incroyable tout au long du film alors qu’elle doit Ă©mettre ses Ă©motions que par son regard. Tourner ce genre de scĂšne a Ă©tĂ© trĂšs difficile. Mais quand on le fait, on expĂ©rimente une sorte de dĂ©connexion Ă©motionnelle parce que ton point de vue doit demeurer objectif. Par contre, au moment du montage, j’étais submergĂ©e par de fortes Ă©motions Ă  chaque fois que je la visionnais. Comme rĂ©alisatrice, tu dĂ©veloppes un mĂ©canisme de dĂ©fense sur le plateau que tu ne possĂšdes pas lors de l’écriture du scĂ©nario qui peut ĂȘtre trĂšs Ă©motionnelle. Cependant, tout ça ne m’a pas empĂȘchĂ©e de pleurer plusieurs fois sur le plateau. Et l’une des raisons pour lesquelles j’aime travailler avec Vincent est qu’il est trĂšs sensible. Les acteurs aiment travailler avec lui parce qu’il est trĂšs engagĂ© Ă©motionnellement dans ce qu’il tourne. S’il est Ă©mu au bout d’une prise, je sais que nous tenons la bonne (rire). Je sais que nous l’avons eue (rire). Les comĂ©diens adorent ça de lui (rire).

Votre film se veut trĂšs contemplatif, voire poĂ©tique par moment. Vous utilisez beaucoup de gros plans sur vos comĂ©diens. Comment avez-vous approchĂ© l’aspect visuel du film ?

Je connais mon directeur photo, Vincent, depuis nos Ă©tudes Ă  Concordia. Il a travaillĂ© sur tous mes films. Il est impliquĂ© trĂšs tĂŽt dans le processus crĂ©atif. Tout comme pour Brotherhood, je voulais que ce film soit une expĂ©rience immersive pour le spectateur. Je cherchais une façon de l’amener Ă  pĂ©nĂ©trer dans l’univers de cette famille paysanne tunisienne. Et nous nous sommes aussi beaucoup servis de l’ambiance sonore et de la musique afin d’y parvenir.

Oui, le compositeur Peter Venne a fait un merveilleux boulot. Sa musique est trĂšs belle et poignante. Aviez-vous des recommandations trĂšs prĂ©cises ou est-ce lui qui vous est arrivĂ© avec cette proposition ?

La crĂ©ation de la musique est une saga en soi. Je pense que nous aurions pu en tirer un documentaire (rire). Peter travaille sur mes films de fiction depuis longtemps. Pour celui-ci, nous avons commencĂ© le processus d’exploration musicale trĂšs tĂŽt en prĂ©production. Je suis allĂ©e passer du temps dans sa maison en campagne oĂč il laissait libre cours Ă  son imagination. Je voulais que la musique soit une partie intĂ©grante du film et non une rĂ©action. J’ai mĂȘme pu donner aux comĂ©diens des extraits musicaux spĂ©cifiques Ă  leurs personnages afin qu’ils s’en inspirent sur le plateau de tournage. Peter a donc eu beaucoup de temps et d’espace pour son travail. J’ai beaucoup aimĂ© cette collaboration crĂ©ative. |

Le drame LĂ  d’oĂč l’on vient est prĂ©sentement Ă  l’affiche.