Crédit photo : Philippe Quaisse / Unifrance
En 2001, Bertrand Bonello se distingue avec son deuxiĂšme long mĂ©trage, Le Pornographe, qui remporte le Prix de la critique internationale lors du Festival de Cannes. Il remporte le mĂȘme honneur en 2022 pour son film Coma au Festival de Berlin. En 2015, Saint-Laurent, son film biographique sur le cĂ©lĂšbre couturier, obtient dix nominations aux CĂ©sars. En plus de la mise en scĂšne, Bonello scĂ©narise tous ses films et il en compose Ă©galement la musique. Adaptation libre dâun roman dâHenry James, La BĂȘte est son dixiĂšme long mĂ©trage de fiction.
Quels sont les thĂšmes prĂ©sents dans le roman dâHenry James que vous souhaitiez transposer dans votre filmâ?
Je voulais mettre au cĆur de mon film cette cohabitation entre la peur et lâamour, dont les personnages ne sâaperçoivent que quand câest trop tard Ă©videmment. Sinon, il nây a pas de mĂ©lodrame. Je trouve que ce sont des sentiments qui vont trĂšs bien ensemble. Ăa peut ĂȘtre la peur dâaimer, la peur de perdre. Quand il y a lâamour, il ne peut pas ne pas y avoir de la peur. Ă partir de lĂ , jâai poussĂ© la cohabitation entre ces deux sentiments le plus loin possible au travers des diffĂ©rentes Ă©poques du film. MĂȘme la partie Ă Los Angeles, qui est presque un slasher en allant du cĂŽtĂ© du cinĂ©ma de la peur, mais qui, en rĂ©alitĂ©, met en relief la peur dâaimer. Le personnage jouĂ© par George MacKay attaque par des discours atroces sur les femmes, mais ce quâil nâarrive pas Ă exprimer, câest sa propre possibilitĂ© Ă sâabandonner Ă lâamour. Et, câest ça que le personnage de LĂ©a Seydoux voit chez lui malgrĂ© ses vidĂ©os. Ces deux sentiments de peur et dâamour sont trĂšs forts et trĂšs simples, mais trĂšs beaux. Câest pour ça que dans la derniĂšre partie, celle du futur, lâidĂ©e de dĂ©barrasser les gens de la peur câest aussi, malheureusement, les dĂ©barrasser de quelque chose qui fait sentir vivants.
Quel a Ă©tĂ© le processus crĂ©atif pour partir du roman et en rĂ©diger un scĂ©nario de film qui se dĂ©roule sur trois Ă©poquesâ?
Les diffĂ©rentes pĂ©riodes provenaient dâun dĂ©sir que jâavais. Ăâa Ă©tĂ© un long processus dâĂ©criture, plus long que pour mes autres films. Le scĂ©nario est passĂ© par plein de formes, y compris une minisĂ©rie. Jâai interrompu lâĂ©criture Ă deux occasions, une pour faire le film Zombi Child et lâautre, Coma. Puis, Ă un moment, le scĂ©nario a pris forme, oĂč tout me semblait Ă la bonne place.
Le film est non linĂ©aire. Ătait-il dĂ©jĂ sous cette forme dans le scĂ©narioâ?
Le film est hyper proche du scĂ©nario. Tout le travail sur la structure a Ă©tĂ© fait pendant lâĂ©criture. AprĂšs, jâai un peu tremblĂ© Ă la premiĂšre version (rire). Je me demandais «âEst-ce que ça fonctionneâ?â».
Pour la pĂ©riode contemporaine Ă Los Angeles, quâest-ce qui vous a servi dâinspirationâ?
La personne dâElliot Rodger, responsable dâune tuerie Ă Santa Barbara en 2014. Toutes les vidĂ©os que fait George au iPhone sont des textes qui viennent des vidĂ©os de Rodger. Quand jâavais vu ça il y a presque dix ans, jâavais notĂ© son nom dans un carnet. Ce nâest pas tellement le fait quâil ait tuĂ© des gens qui me passionnait, ça arrive partout aux Ătats-Unis, ce sont ses vidĂ©os, les mots quâil utilise avec cette espĂšce de calme. Si moi je lâavais Ă©crit, je sais que ça aurait Ă©tĂ© plus fou. La rĂ©alitĂ© est beaucoup plus terrifiante que si je lâavais fait.
CâĂ©tait donc une volontĂ© de camper le personnage de George dans cette mouvance des incels (mot-valise de langue anglaise pour involuntary celibate, cĂ©libataire involontaire en français)â?
Un personnage comme ça est un vrai produit de lâĂ©poque parce quâil y a la mise en scĂšne de soi, le narcissisme. On est ultra-connectĂ©, mais plus on est connectĂ© plus on est seul. Il y a cette espĂšce dâimpossibilitĂ© Ă exprimer son rapport Ă lâamour, qui passe donc par le rejet, puis la haine jusquâĂ aller au meurtre.
Le film repose sur LĂ©a Seydoux, qui est pratiquement de tous les plans. Que vouliez-vous donner comme premiĂšre impression aux spectateurs avec cette sĂ©quence dâouverture plutĂŽt dĂ©concertante qui la met en scĂšne dans un dĂ©cor virtuelâ?
Jâai inversĂ© les rĂŽles du roman de James parce que parmi les dĂ©sirs que jâavais, câĂ©tait de faire un truc que je nâavais jamais fait : avoir un personnage fĂ©minin du premier au dernier plan. La premiĂšre scĂšne, qui est aussi la premiĂšre que jâai Ă©crite, me permet plein de choses. Dâabord, pour les spectateurs, le fond vert est associĂ© Ă lâidĂ©e de virtualitĂ©. Le spectateur sait dĂ©jĂ quâon ne va pas rentrer dans un film rĂ©aliste et classique. Surtout, ça me permet dâavoir pendant quelques minutes LĂ©a toute seule et de dire aux spectateurs que mon sujet câest elle, le personnage de Gabrielle, mais aussi LĂ©a Seydoux. Quand on est dans tous les plans pendant 2 h 25 minutes, il y a forcĂ©ment quelque chose de LĂ©a qui ne peut pas ĂȘtre cachĂ©.
Est-ce que le choix de LĂ©a Seydoux sâest imposĂ© dĂšs lâĂ©criture du scĂ©narioâ?
TrĂšs rapidement, oui. Il y a une raison trĂšs simple : je pense que câest lâune des rares actrices capables dâĂȘtre naturelles dans ces trois pĂ©riodes diffĂ©rentes du film. Ă la fois, elle a une modernitĂ© et un look qui traverse les Ăąges. Elle possĂšde un air mystĂ©rieux et ça, pour un rĂ©alisateur, câest merveilleux.
Quelles ont Ă©tĂ© vos inspirations pour le monde du futur, qui se veut simple, mais angoissantâ?
Ce nâest pas tellement des influences, mais des rĂ©flexions. Je voulais dâabord Ă©chapper aux styles des films futuristes, câest-Ă -dire la surenchĂšre technologique dâun cĂŽtĂ© et le cĂŽtĂ© apocalyptique de lâautre. Je voulais trouver autre chose. AprĂšs, jâai choisi un futur trĂšs proche. Vingt ans, câest demain, et ce qui a le plus changĂ©, câest peut-ĂȘtre plus les comportements humains. Câest de prendre le monde tel quâil est et dâarriver avec cette idĂ©e que lâintelligence artificielle a pris le pouvoir et quâelle a rĂ©solu tous les problĂšmes du monde que les humains nâarrivaient pas Ă rĂ©soudre, travaillĂ© par la soustraction. Donc, on enlĂšve les voitures, les Ă©crans, la publicitĂ©, les rĂ©seaux sociaux, le rapport Ă lâautre et on dit maintenant que câest merveilleux. Mais, en fait, ce qui reste câest quelque chose dâabsolument vide, triste et dĂ©primant. Il reste un discours positif qui est un discours de machine. Câest tout ce paradoxe que jâavais envie de travailler.
Auriez-vous pensĂ© possibles les avancĂ©es si spectaculaires de lâintelligence artificielle au moment de lâĂ©criture de votre scĂ©narioâ?
Je pensais quand je lâĂ©crivais que ça arriverait dans 10-15 ans. Je ne pensais pas que le film se trouverait si contemporain.
Ă lâorigine, le comĂ©dien Gaspard Ulliel devait jouer dans le film. Ă la suite de son dĂ©cĂšs prĂ©maturĂ©, vous lâavez remplacĂ© par George MacKay, qui est un casting complĂštement diffĂ©rent. Pourquoi ce choixâ?
Quand Gaspard est dĂ©cĂ©dĂ©, la premiĂšre dĂ©cision que jâai prise a Ă©tĂ© de ne pas le remplacer par un comĂ©dien français, justement pour ne pas quâil y ait de comparaison. Il fallait aller ailleurs. Pendant trois mois, jâai fait un casting anglo-saxon et George est le dernier que jâai rencontrĂ©. En cinq minutes, je savais que câĂ©tait lui (rire).
Câest vrai quâil a appris le français pour le filmâ?
Oui. Câest dingueâ! Ce nâest pas de la phonĂ©tique. Il joue vraiment.
Venant du QuĂ©bec, je nâai pas le choix de vous demander si câest bien Xavier Dolan que lâon entend Ă la narration ?
Tout Ă fait.
Il est aussi coproducteur du film. Comment est venue cette associationâ?
Je connais bien la productrice Nancy Grant et ça fait longtemps quâelle voulait quâon fasse un truc ensemble. On a montĂ© la coproduction avec Xavier et, du coup, je lui ai demandĂ© de faire la voix. Jâai vĂ©cu au QuĂ©bec prĂšs dâune dizaine dâannĂ©es et je connais beaucoup de monde du cinĂ©ma quĂ©bĂ©cois. Ma cheffe opĂ©ratrice du film est quĂ©bĂ©coise (rire). |